- Chère Marie-Claude,
J’ai du mal à réaliser que tu as vraiment disparu. Je ne parviens pas à t’écrire un hommage autrement qu’en m’adressant directement à toi. Je vois encore briller dans tes yeux et dans ton sourire l’intensité de ton amour de la vie, celui qui s’exprimait à la perspective d’un bon repas partagé, à l’évocation d’un opéra de Wagner ou même simplement, à l’idée de nous retrouver, après une séance de séminaire, autour d’un verre de bon vin rouge.
C’est dans le cadre de la philosophie et de ton intérêt pour la notion de fonction que je t’ai rencontrée. J’ai très rapidement eu une profonde admiration pour la rigueur de ta pensée et ton étonnante persévérance. Une pensée claire et exigeante. Une exigence à laquelle tu te soumettais avant tout.
Mais c’est surtout et rapidement une profonde et sincère amitié qui s’est nouée entre nous. Je n’oublierai jamais les quelques moments musicaux, toi au violon, moi au piano, que nous avons partagés quand j’étais parisienne, la simplicité qui était la tienne dans un climat de confiance et d’émotions musicales partagées. J’aimais savoir que tu pratiquais le violon et qu’Emmanuel t’y aidait, t’y encourageait, t’offrant ainsi un lieu ressource, un lieu d’épanouissement en dehors de la philosophie et de l’aridité de son milieu institutionnel.
Tu me parlais de tes amis non philosophes, ceux rencontrés à Oxford ou ailleurs. Tu étais secrète et un tantinet sauvage mais tu n’étais pas fermée. Tu avais un sincère et profond respect ainsi que de la douceur pour ceux qui t’accueillaient avec ouverture et pour ceux que tu aimais.
Tu étais à Paris quand j’étais à Washington, à Montréal quand j’étais à Berlin, à Berlin quand j’étais à Lyon : nous avons pu nous soutenir dans nos difficultés durant ces séjours de recherche à l’étranger mais aussi partager nos joies et nos découvertes. Tu as été un soutien fort. Il était plus facile de se parler entre exilées, plus facile de se comprendre.
Tu as été aussi pour moi d’un grand soutien pour avancer et persévérer sur ce sentier si aride et si austère qu’il faut parcourir pour faire de l’enseignement et de la recherche en philosophie. Je n’en revenais pas des forces et de l’énergie que tu investissais pour traverser et surmonter à chaque fois les nouveaux obstacles. Et nous savons qu’ils ont été nombreux. Je crois que tes plus proches amis ignorent nombre d’entre eux. Je m’associe à beaucoup pour penser que le refus de ta titularisation à Brest a certainement été l’obstacle de trop, cette fois que tu pensais enfin avoir obtenu un poste, un salaire décent, une reconnaissance institutionnelle tant attendue mais aussi des étudiants qui t’étaient confiés.
Il y a eu des moments austères durant ta première année à Brest. Il y avait en toi un tragique de l’existence mais il me semblait, j’espérais, et tu me le donnais à voir et à croire, que l’intensité de ton amour de la vie lui était si étroitement mêlée, qu’elle l’emportait, qu’elle l’emporterait…
Je garde de toi tant de si bons moments qui reviennent encore trop douloureusement à ma mémoire ; ton départ est trop brutal.
Elodie GIROUX
- Le colloque "Fonction" au Collège de France en mai dernier a été pour moi la dernière occasion d'apprécier Marie-Claude. Pour elle qui avait exploré le sujet pendant sa thèse, ce colloque était un peu 'son' colloque. Elle m'avait alors parue gaie, à l'aise dans son milieu. La page des années difficiles - la thèse, les post-docs - paraissait tournée. Elle avait enfin le poste de maître de conférence qu'elle souhaitait. Ses premiers semestres d'enseignement à Brest semblaient très bien se passer. Sa vie de nomade entre Brest et Paris l'amusait : elle exhibait alors fièrement le minuscule ordinateur portable qu'elle s'était enfin autorisée à acheter. L'été est passé. Le temps pour Marie-Claude s'est arrêté. Une question subsiste : comment aurait-il pu en être autrement ?,
Christophe MALATERRE
- "Dans ce bref hommage rendu à la mémoire de Marie-Claude Lorne,il faut
bien parler de soi et des sentiments communs à tous ceux qui l'ont
connue à l' IHPST ,mêlant affection et admiration. Pour ma part ,elle
m'a beaucoup appris .j'ignorais presque tout des discussions sur la
notion de fonction qui animaient des philosophes américains depuis plus
de quarante ans. Maris-Claude en était bien instruite. Elle discutait
avec eux soit en commentant et analysant leurs publications,soit en
s'entretenant avec eux lorsqu'ils étaient invités à l'IHPST.Elle était
extremement active attachée à la recherche en philosophie des sciences
biologiques,on sentait en elle une vulnerabilité qu'elle surmontait par
sa grâce et sa compétence.Outre le chagrin on ne peut se consoler d'un
avenir philosophique disparu avec elle. Nous ferons de notre mieux mais
il y a des horizons effaçés. Travaillons,c'est l'hommage essentiel que
nous lui devons. La peine,nous la gardons secrète en nous-même.
Charles Galperin (IHPST)",
Charles GALPERIN
- « Marie-Claude nous a quittés avec la détermination
stupéfiante qui l'animait toujours.
Quelle que soit l'injustice du sort
auquel elle a été confrontée, un tel geste me semble un mystère insondable,
geste que nul n'imagine vraiment le
jour d'avant et qui nous laisse
effarés sur la rive.
Mais, à travers ces témoignages, je prends conscience de ce que je ressentais lorsque je rencontrais Marie-Claude rue du Four, heureux qu'elle soit là, de ce qui me plaisait tant lorsque lâchant vite quelque tâche austère nous prenions le temps d'une bonne vieille cigarette : l'intensité de sa présence et de son rayonnement si personnel, chaleureux et vrai, comme si par-delà un environnement intellectuel parfois d'allure aride, quelque chose d'essentiel pour la finalité de nos recherches — pour une vivante philosophie de la vie, pour le sens donc de notre vie — se manifestait, et maintenant elle ne sera plus là.
Je sais aussi que cela s'est imprégné en nous, que sa voix si chaude à l'inflexion tout-à-coup si joyeuse résonnera longtemps après la douleur, et que ses amis resteront fidèles à ce qu'elle nous a transmis de décisif.
Arnaud PLAGNOL
"J’ai appris lundi matin la mort de Marie-Claude Lorne, ma professeur de Philosophie, la seule femme du corps enseignant de philosophie, âgée de moins de 40 ans. Ca m’a fait un choc. J’ai suivi ses cours tous les lundis matin pendant un an, je l’ai vue épuisée après 5h de cours d’affilée sans pause, pour sa première année dans notre université. J’ai toujours pensé que ce n’était pas juste de donner cet horaire, un des pires, à une jeune prof, sans pauses. Mais cela ne l’empêchait pas d’être toujours là, fidèle au poste, malgré les absences des élèves, malgré tout. Elle avait la passion de son métier, ce qu’elle nous enseignait, elle le faisait avec passion. Elle n’était pas en charge des cours les plus faciles, très scientifiques. Mais elle était plus proche de nous que tous les autres professeurs pouvaient l’être, elle était humaine, avec un langage qui détonnait parfois dans ce milieu d’hommes en costumes. Elle ne se souciait pas de son apparence, mais que nous comprenions bien ce qu’elle tentait de nous communiquer. Elle nous poussait à nous dépasser, tout en restant assez souple pour plaisanter avec nous. Elle avait ses limites, comme n’importe qui qui aurait passé 5 heures avec des étudiants moyennement intéressés par sa matière, et il lui est arrivé de s’énerver, lorsque nous ne faisions pas ce que nous devions faire ou bien après un étudiant, surdoué avec des problèmes psychologiques (je ne saurais pas dire exactement lesquels, mais pour l’avoir connu pendant 3 ans, je peux dire qu’il était extrêmement désagréable…), que personne n’osait remettre à sa place, et qui ne supportait pas qu’elle ne soit pas aussi classique dans sa manière d’enseigner que les autres professeurs. Elle n’était peut-être pas classique, mais grâce à elle j’ai lu des textes scientifiques en anglais, j’ai compris les thèses darwinistes, néodarwinistes, et beaucoup d’autres choses en biologie, notamment en biologie actuelle. Un matin, j’étais seule en cours, nous étions toutes les deux et nous avons donc parlé. Elle m’a fortement poussée à partir en Allemagne, m’a dit qu’elle parlait en connaissance de cause et que c’était une expérience formidable ; elle a su trouver les mots pour me rassurer, me donner l’envie et le courage. C’était une femme d’esprit, une femme libre, qui se jouait des conventions et qui n’imposait pas ses connaissances mais cherchait à partager. En faisant des recherches sur internet sur elle, j’ai appris qu’elle avait passé un an en Angleterre, un an en Suède et un an à l’université Humboldt à Berlin. Elle était agrégée de Philosophie, doctorante. Elle était la preuve qu’une femme peut réussir dans ce monde d’hommes, qu’une femme de tête peut aussi être libre. Elle m’a donné l’envie de travailler dur et de prendre des risques, le courage de ne pas me faire arrêter par les préjugés et la facilité. C’est une grande perte pour sa famille évidemment, à laquelle je pense, perdre une fille, une sœur, une amie de cet âge est une tragédie, mais c’est aussi une perte considérable pour l’enseignement, pour nous ses étudiants et pour l’université.",
"Comme philosophe,
Marie-Claude m’a fait une très forte impression. Elle était passionnée,
très rigoureuse et immensément cultivée. Comme je le lui ai dit un
jour, j’ai beaucoup appris d’elle. Etant donné ses qualités, et
son intégrité professionnelle, la décision prise à son endroit à
Brest, injuste et d’une grande cruauté, est révoltante.
C’était
aussi une amie. Tous ceux qui l’ont connue savent qu’elle pouvait
être directe, mais qu’elle était aussi incapable de méchanceté
qu’elle l’était de la moindre hypocrisie. Elle qui avait une vie
vraiment très dure était aussi sincèrement heureuse lorsque quelque
chose de bon arrivait à l’un de ses proches. Je veux me souvenir
des heures où la tension due au travail se relâchait, celles où elle
était gaie, où elle parvenait à apprécier pleinement un concert,
un film, un dîner, un moment d’accalmie. Ma fille l’adorait. Elle
nous manquera beaucoup.",
Denis FOREST
"Marie-Claude, intellectuelle et cultivée, je te respectais et j'étais fier
- Obituary:
Marie-Claude Lorne (1969-2008)
To appear in
Biology and Philosophy
(Thomas Pradeu, Paris-Sorbonne University and IHPST, Paris, France
One of the
most rigorous philosophers of biology I have ever known died on September
22nd, 2008. At the age of 39, Marie-Claude Lorne committed
suicide by jumping into the Seine. She left a letter saying she felt
that life had nothing more to offer her. The letter described her sense
of deep injustice at the failure of the University of Brest, France,
to confirm her as an Associate Professor. This decision is extremely
rare, even exceptional in France.
Marie-Claude
was a specialist in the concept of biological function. Her PhD dissertation,
Functional explanations and normativity, was written at the Institut
Jean Nicod (Paris, France), under the supervision of Joëlle Proust,
and defended in 2004. It was hailed as a landmark work on the subject.
Jean Gayon, Professor at Paris 1 Pantheon-Sorbonne University, had organized
a seminar on biological functions at the Institut d’Histoire des Sciences
et des Techniques (IHPST, Paris, France), and Marie-Claude quite naturally
became one of the pillars of our group.
Marie-Claude
was never satisfied with her work and constantly moved into new areas
in the philosophy of biology: the concept of information, the evolutionary
significance of symbiosis, the debate on developmental constraints,
developmental systems theory, among others. To each of these investigations
Marie-Claude brought her signature rigour and intellectual honesty.
That refusal to be satisfied, however, also made her reluctant to publish.
Several of her friends, admirers of her work, intend to bring Marie-Claude’s
writings to the attention of the broader community of scholars. An association,
called “Les Amis de Marie-Claude” (“Marie-Claude’s Friends”),
will be created soon. Jean Gayon will be its president.
With her good
friend Francesca Merlin, Marie-Claude organized our Philosophy of Biology
seminar at IHPST (http://philbioihpst.free.fr/
To many of
us at IHPST, Institut Jean Nicod, and beyond, Marie-Claude was first
and foremost a great friend. Her life was hard and filled with intolerable
problems. Despite these problems, she loved, and knew, good food and
wines. Perhaps her favourite hobby was reading detective novels; she
even spoke of writing some day in that genre. She loved concerts, and
was herself a musician. She had started to learn violin late, but thanks
to her usual and always impressive perseverance she became a good player.
She had a passion for Wagner, and sometimes described herself as a ‘romantic’.
What many of us remember most vividly is her booming and expressive laugh.
Her friends
inside the philosophy of biology community admired her rigour, freedom
of thought, and honesty. In addition to Francesca Merlin, these included
Frédéric Bouchard (University of Montreal, Canada) Jean-Claude Dupont
(University of Picardie, France), and Denis Forest (University of Lyon
3, France); Marie-Claude always spoke of these companions with respect
and tenderness.
Marie-Claude
Lorne will remain an example to us; she was a true philosopher: critical,
never fully satisfied, and always direct. She could be stubborn and
uncompromising – even harsh. Certainly these aspects of her character,
so central to her integrity as a thinker, made her ill-suited to the
French mandarin academic system. The University of Brest’s refusal
to confirm her position was not the only cause of her suicide, but it
was certainly a major one. The exact nature of these events is now being
investigated.
May Marie-Claude
rest in peace. Remembering her, we cannot.
Acknowledgments
Thanks to Susan Oyama for her help and her friendship.